samedi 2 avril 2016

Orelsan, porte-parole des bourreaux légitimes, même devant la justice.


Après sept ans de procédures judiciaires, dont un passage par la Cour de Cassation,  le rappeur Orelsan a donc été relaxé, le 18 février pour les propos sexistes de la chanson " Sale Pute". L'arrêt de la Cour de Versailles vaut qu'on s'y attarde, tant son contenu concerne toutes les victimes potentielles de sexisme, d'homophobie ou de racismes. 

La Cour commence ainsi:
« Le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie. » Or, relève l’arrêt, le rap est « par nature un mode d’expression brutal, provocateur, vulgaire, voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée ».

La question qui s’est posée aux juges était donc de déterminer si les paroles incriminées cherchaient volontairement à injurier les femmes et à inciter à la violence contre elles ou si elles étaient d’abord et principalement « l’expression du malaise » d’une partie d’une génération. C’est cette deuxième voie que la cour d’appel de Versailles a retenue :

« Orelsan dépeint, sans doute à partir de ses propres tourments et errements, une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle ». Les propos de ses personnages sont également, selon la Cour,  « le reflet du malaise d’une génération sans repère, notamment dans les relations hommes femmes ».

Relevant que le rappeur « n’a jamais revendiqué à l’occasion d’interviews ou à l’audience, la légitimité des propos violents provocateurs ou sexistes tenus par les personnages de ses textes », la cour estime que « la distanciation avec ces propos, permettant de comprendre qu’ils sont fictifs, est évidente ».

Sanctionner de tels propos « au titre des délits d’injures publiques à raison du sexe ou de la provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération en violation du principe de la liberté d’expression », conclut la cour en prononçant la relaxe du rappeur.

Ces longs extraits de la décision montrent son caractère éminemment politique.
Les juges de la Cour d'Appel ont clairement défini ce qui relève du malaise d'une "génération révoltée" , et quelles expressions du "malaise" ainsi défini peuvent faire l'objet d'une liberté d'expression absolue pour les artistes censés représenter cette fameuse "jeunesse". En clair, on est dans son rôle d'artiste "représentatif d'une génération " si on décrit avec complaisance les envies de meurtre d'un homme contre une femme. 


A peu près en même temps que la relaxe d'Orelsan, deux jeunes hommes auteurs de paroles certes peu amènes envers les forces de l'ordre, mais relevant d'un classicisme artistique également très banal dans le rap ont, eux écopé, en Charente, d'une condamnation pour apologie de crime et injure publique envers un corps constitué . Eux ont eu beau évoquer leur liberté artistique et des références connues en matière de chansons contre la police, rien n'y a fait. Cette fois ce n'était pas de l'art, mais du délit.

Il ne s'agit pas d'exiger la judiciarisation de l’art, de la musique ni du rap. Le rap est violent par nature. Les films d’horreur le sont. La violence dans l’art ne date pas d’hier. Se mettre dans la peau de personnages odieux ou violents est aussi un procédé littéraire très banal. 

N'en reste pas moins plusieurs questions, qu'illustrent ces condamnations différenciées. Selon quels critères décide-t-on qu'un artiste qui s'exprime en disant "Je" crée un personnage et ne parle pas en son nom ? La Cour d'Appel de Versailles affirme que Orelsan n'ayant jamais exprimé de propos sexistes publics hors de ses chansons, il ne peut donc s'agir que d'un personnage fictif. L'argument ne tient évidemment pas: par définition, un artiste s'exprime principalement dans son œuvre, et ce qu'il dit à côté ne peut pas d'emblée infirmer le contenu de celle-ci. 
De plus, en matière de rap, dès 1996, les membres du groupe Ministère Amer étaient condamnés pour les paroles de leur chanson " Sacrifice de Poulet", et non pas au regard de ce qu'ils auraient dit ou pas à côté. 

La vérité, c'est que pour certains artistes, la question de la dissociation entre le "Je" de l'artiste et le "Je" fictif n'est pas posée par les juges.

D'une part, parce que le statut d'artiste lui même est construit en fonction de critères préexistants. AInsi Orelsan, rappeur encensé par la critique musicale, érigé en artiste global, et pas seulement considéré comme "rappeur", n'a pas le même statut devant un juge que les membres d'un petit groupe de banlieue, issus des classes populaires et "dangereuses". Dans ce dernier cas, l’œuvre est considérée comme la simple prolongation verbale de leurs errances sociales. Très nettement, dans la décision judiciaire comme dans beaucoup de défenses d'Orelsan, ce qui a été dit, c'est que l'homme ne pouvait pas être le personnage de la chanson, que c'était une "évidence"... évidence qui ne vaut pas pour des catégories sociales et racisées considérées d'emblée comme sexistes et violentes dans leur ensemble.
"Détail" important, Orelsan, dans sa chanson " Saint Valentin"  néologise la mort sous les coups de Marie Trintignant, coups donnés par un autre chanteur blanc des classes moyennes Bertrand Cantat. Ce dernier à lui aussi a fait l'objet de mille défenses de son acte, forcément "accidentel", forcément pas compatible avec l'homme que chacun pensait connaître. 

D'ailleurs, Orelsan aura bénéficié des mêmes analyses complaisantes en ce qui concerne des textes explicitement homophobes ET attaquant la lutte contre l'homophobie: "bientôt pour prouver que t'es pas homophobe, il faudra que tu suces des types", voilà par exemple les paroles reprises dans un article de Libération, en 2011, article intitulé " Orelsan, ni pute, ni soumis", et prenant la défense du jeune homme. Un an plus tard, dans la rue, les réactionnaires de la Manif pour tous allaient dire la même chose que lui, en nombre, et Libération trouverait la chose moins drôle et décalée. 

Ce que dessine la décision des juges de la Cour d'Appel, ce n'est donc pas tellement le portrait d'UNE génération de révoltés désenchantés, mais bien plutôt le contour sociologique des hommes dont le sexisme, sous forme d'art ou de violence pure, est toujours, sinon excusable , du moins compréhensible. On reste d'ailleurs songeur devant la similitude des mots décrivant une génération d'hommes "sans repères dans les relations homme-femme", avec ceux sans cesse utilisés par le néo-nazi Soral pour décrire la prétendue oppression exercée par les féministes: "mal-être, désarroi, sentiment d'ABANDON". Comme on est toujours abandonné par quelqu'un , que ce quelqu'un dans la chanson est une femme qu'on veut tabasser , on ne peut qu'en déduire une chose: pour la Cour d'Appel, l'appel à la violence sexiste est une réaction logique, sinon légitime aux actes concrets des femmes, ou du moins de certaines femmes. 

La liberté d'expression artistique est donc une nouvelle fois au service de l'oppression: la violence sexiste doit pouvoir se dire, faute de brider la création. Est-ce valable aussi pour l'expression de la violence raciste ? Force est de constater que très peu de plaintes sont déposées en France contre le rock ou le rap néo-nazi et identitaire. Dans ce domaine, aussi la liberté d'expression n'est guère remise en cause, comme le montrent d'ailleurs les nombreux concerts néo-nazis qui se tiennent en France chaque année, sans susciter une quelconque interdiction. Nul doute aussi, qu'avec une décision pareille, autorisant à mettre en scène la violence la plus dure contre une femme au nom de la "création artistique" d'une "génération désenchantée", les artistes racistes pourront eux aussi se targuer d'une certaine représentativité , d'un sentiment d'abandon, et d'un gros malaise. 

D'aucuns répondront que les femmes n'ont qu'à répondre à Orelsan et mettre en scène la violence contre les hommes: certaines l'ont fait , par exemple le groupe CLIT , dans une parodie d'Orelsan intitulée Saint Valentin. Parodie immédiatement censurée et à plusieurs reprises pour " Contenu sexuellement explicite" par YouTube. Comme quoi, la liberté d'expression, pour les femmes  n'a même pas besoin d'être censurée au tribunal, une plate-forme commerciale peut très bien s'en charger. En estimant que des femmes nues sont de nature à perturber les mineurs, quand la mise en scène de violences contre les femmes est au contraire banalisée, du moins lorsqu'elle émane d'hommes issus de la majorité dominante. 

L'affaire Orelsan , loin d'être anecdotique, reflète au contraire une réalité sociale et culturelle très française, à la fois ancienne et très actuelle: le privilège du "second degré" comme de l'"expression artistique" du racisme , de l'antisémitisme , du sexisme et de l'homophobie pour certaines catégories de la population. De Céline à Houellebecq, en passant par Orelsan ou Marc Edouard Nabe, les justifications du pire restent toujours les mêmes, le "talent", "la provocation réussie", la nécessité " de comprendre l’œuvre en entier" autoriseraient toutes les formes d'expression de la domination, et rendraient même celle-ci " subversives" et "révoltées". 

Mais les faits sont têtus: fantasmer sur le meurtre des femmes est si peu l'expression d'une révolte quelconque, que même la très conservatrice Cour d'Appel de Versailles l'excuse. Selon elle, on peut donc comme Orelsan cracher: "  (Mais ferme ta gueule) ou tu vas t'faire marie-trintigner"

MEMORIAL 98

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