samedi 6 juin 2015

Le centenaire du génocide des Arméniens et les élections en Turquie

Les yeux sont tournés ces jours-ci vers la Turquie. 
Les élections législatives de ce dimanche 7 juin détermineront l’avenir du président turc Recep Tayyip Erdogan, élu à ce poste le 10 août 2014, après avoir été Premier ministre pendant 12 ans. Son régime avait débuté sous des apparences « réformatrices »; il s’agissait alors de chasser de sa place la vieille élite kémaliste (du nom du fondateur de l’État turc moderne Kemal Atatürk), nationaliste et se réclamant d’une laïcité d’État autoritaire. Il a à son tour adopté une orientation de plus en plus autoritaire et idéologique, au cours des dernières années. La question est de savoir si son parti, AKP (« le Parti de la justice et du développement ») disposera ou non d’une majorité en sièges, voire d’une majorité des deux tiers qui lui permettrait de modifier la Constitution à sa guise et notamment d'instaurer un régime présidentiel. Ce résultat  décidera des marges de manœuvre du « Sultan » Erdogan.
La fin de la campagne électorale est particulièrement  tendue et le pouvoir est sans doute à l’origine de  l’attentat qui a fait plusieurs morts lors du dernier meeting de la coalition HDP dans la grande ville kurde de Dyiarbakir, le vendredi 5 juin. 
"Nettoyer le campement c'est être complice du génocide"
Un point sur lequel la conduite des pouvoirs publics turcs est attentivement observée concerne en cette année du centenaire des débuts du génocide arménien, ses rapports avec ce « passé qui ne passe pas », expression forgée en Allemagne en 1986 dans le débat relatif au passé nazi du pays. Le génocide des Arméniens a débuté, le 24 avril 1915, par la rafle, la déportation et l’assassinat de plusieurs centaines d’intellectuels arméniens à Istanbul (alors Constantinople et capitale de l’Empire ottoman), prélude à l’adoption officielle d’une "Loi de déportation" des Arméniens en date du 27 mai 1915.
Cette année, le 24 avril 2015 marquait donc une date de commémoration extrêmement importante. En toute logique, elle a été marquée par un grand rassemblement commémoratif à Erevan, capitale de la République d’Arménie (ex-république soviétique), auquel ont assisté entre autres les présidents français et russe.
Or, Erdogan a choisi cette même date pour organiser un autre événement, cherchant ainsi à allumer un contre-feu. Il convia des chefs d’État et de gouvernement de la planète entière à Gallipoli (Gelibolu), une petite ville située sur le détroit des Dardanelles, passage maritime entre la mer de Marmara et la Méditerranée. C’est là que s’est déroulée, entre février 1915 et janvier 1916, la « bataille des Dardanelles », opposant les troupes de l’Empire ottoman membre de la Triple Alliance, à celles de l’Entente. Il n’y avait pas de raison précise de fixer cette commémoration à la date précise du 24 avril car la bataille s’est déroulée sur plusieurs mois. Mais il s’agissait bien de chasser de l’agenda officiel turc, et dans la mesure possible de celui d’autres pays, la date rappelant le début du génocide arménien. Seul le prince Charles (GB) et les chefs des gouvernements d’Australie et de Nouvelle-Zélande – pays qui avaient participé à l’effort de guerre britannique de l’époque – ont répondu positivement à l’invitation de la présidence turque. A cette même date, Erdogan a officiellement déclaré qu’il « partage(ait) la douleur des Arméniens », tout en restant fidèle à la thèse officielle de l’État turc qui veut, tout au plus, reconnaître des « tueries mutuelles » , mais en aucun cas un massacre planifié et visant à éliminer un groupe humain entier, femmes, enfants et vieillards compris. Son chef de gouvernement, Ahmet Davutoglu, se plaignait d’une prétendue campagne contre la Turquie, émanant de tous ceux et toutes celles qui continuent à évoquer un génocide programmé. En même temps, pour la première fois, un ministre turc, Volkan Bozkir, participa à une messe commémorative organisée dans l’Église du Patriarcat arménien, à Istanbul, en parlant d’ « événements graves », mais pas directement de génocide. Cent ans après, le négationnisme de l’État turc persiste donc.
"Le génocide dure !"
Des intellectuels turcs ont tenu des manifestations commémoratives, le 24 avril dernier, notamment devant la gare de Haydarpsa à Istanbul, d’où partaient les victimes des premières déportations. Mais des nationalistes turcs déposèrent, à la même date, des gerbes noires devant les lieux de rédaction du journal arménien « Agos », à Istanbul, en prévenant par Facebook : « Une nuit, nous serons chez Agos’ ». Une menace ouverte, s’agissant du lieu où fut assassiné en janvier 2007 le journaliste Arménien Hrant Dink (voir plus loin à son propos)  .
Un autre événement, qui dure encore au moment où nous bouclons ces lignes et attendons les résultats des élections législatives turques, permet de mesurer le rapport de la Turquie actuelle – pouvoirs publics et société – à son passé et au génocide des Arméniens.
Depuis plus d’un mois dure à Tuzla, quartier asiatique d’Istanbul situé au sud-est de la métropole, l’occupation d’un lieu symbolique cher à la population Arménienne vivant actuellement en Turquie. Un lieu promis à la destruction par les pouvoirs publics et qu’il s’agit de sauver.
En 1962, l’Église arménienne avait acquis, sur ses fonds propres, un terrain dans ce lieu alors situé en extrême périphérie de la ville. Il s’agissait pour elle de disposer d’un endroit pour proposer un lieu de villégiature, mais aussi d’enseignement et d’éducation à des enfants arméniens, vivant dans la cour – étroite – d’une église arménienne dans le centre d’Istanbul. Ces enfants étaient des orphelins, confiés aux institutions ecclésiastiques arméniennes. Ils ne disposaient d’aucun lieu pour sortir des locaux exigus pendant l’été ou d’autres périodes de vacances. Les familles de ces enfants (en dehors de leur parents décédés ou dans l’impossibilité de s’occuper d’eux) étaient soit inexistantes, soit dispersées à travers le monde. C’était une conséquence directe du génocide, qui avait éliminé des familles entières et poussé les survivantEs à l’exil. Quand des familles survivantes vivaient encore sur la territoire turc, leurs membres craignaient d’afficher un lien avec la culture arménienne et dissimulaient leur appartenance à cette origine.
La seule possibilité , pour ces enfants, consistait à passer leurs périodes de vacances toujours dans les mêmes locaux réduits où ils séjournaient déjà toute l’année, ou à rejoindre des membres de leurs familles vivant dans l’exil ou cachant leur appartenance culturelle. La communauté arménienne, craignant que cela ne conduise à une rupture des liens de ces enfants avec leur culture d’origine soient définitivement décida ainsi de construire un lieu de repos et d’éducation spécifique.
"Que le campement arménien soit rendu aux arméniens !"
Sur le terrain, alors situé au milieu de nulle part en bordure de la ville, tout le travail de construction d’un foyer et d’une école reposait sur les enfants eux-mêmes et les quelques adultes qui les encadraient. Pendant des mois, des dizaines et des centaines d’enfants ont ainsi porté des outils, coupé du bois, creusé la terre, emporté du sable. Tout en faisant du sport et allant nager, s’amusant comme ils pouvaient.
Pendant une vingtaine d’année, le lieu a ainsi servi de centre d’éducation de foyer et d’école par lequel des milliers d’enfants arméniens sont passés. L’une des particularités de cette école est que le journaliste Arménien de Turquie Hrant Dink, dont l’assassinat en janvier 2007 à Istanbul a constitué un tournant politique important, a été l’un des élèves. Suite à son assassinat par un nationaliste turc, 100.000 à 200.000 personnes sont sorties dans les rues, à Istanbul, sous les slogans « Nous sommes tous Hrant ! » et « Nous sommes tous des Arméniens ! ».  Ce qui a contribué, de manière importante, a briser le tabou de la « question arménienne », et du génocide, au moins dans une partie de la société turque.
Mais l’école de Tuzla a cessé d’exister, en tant que lieu géré par la communauté arménienne, après une vingtaine d’années d’existence. En 1979, les pouvoirs publics s’étaient ravisés et avaient entamé un procès contre la communauté, propriétaire des lieux : ils exhibaient alors une loi datant de 1936, de la période du parti unique kémaliste. Ce dernier, représentant du nationalisme autoritaire et officiellement laïc, avait alors interdit aux institutions des minorités nationales et religieuses reconnues (arménienne, grecque et juive) de signer des contrats et des transactions sans posséder un agrément officiel. Agrément que, bien entendu, les autorités ne leur donnaient pas : la laïcité alors officiellement proclamée reposait, en même temps, sur la définition d’un peuple turc « normal » (correspondant à la majorité turque et sunnite), à l’exclusion de toutes les minorités.
Après quelques années de procès, en 1983 – la Turquie vivait depuis le 12 septembre 1980 sous une dictature militaire, la justice étatique trancha ainsi contre la communauté arménienne. Les tribunaux ordonnèrent la restitution des lieux au propriétaire initial, au même prix de transaction qu’en 1962, alors que le terrain était non bâti à l’époque. Entre-temps, une école de deux étages, un foyer d’habitation, un grand jardin arboré y avaient été créés.
Pendant une trentaine d’années, le terrain avait été laissé en friche. L’école et le foyer ne furent pas détruits, mais non entretenus, les locaux se dégradaient, et ils risquent aujourd’hui l’effondrement.
Au printemps 2015, apprenant que la destruction des lieux était désormais programmée car le quartier de Tuzla est entre-temps devenu chic et cher, des membres de la communauté arménienne ont investi les lieux. Courant mai, l’occupation des lieux a été organisée, réunissant une cinquantaine de personnes en semaine, mais attirant plusieurs centaines de personnes solidaires le week-end. L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de se rendre sur les lieux, pendant le deuxième week-end de mai (voir photos). Plusieurs centaines de personnes avaient alors afflué vers l’école de Tuzla, rebaptisée « Camp (ou campement) arménien ». Les occupantEs et leurs soutiens avaient élaboré tout un programme : cours de langue arménienne, pièce de théâtre militante, concert le soir. Il y eut aussi un rassemblement avec de prises de parole, dont celles d’anciens élèves de l’école. La veuve de Hrant Dink était présente.
"Nous sommes tous des arméniens, nous sommes tous Hrant"
Les jeunes membres de la communauté arménienne membres du mouvement Nor Zartonk y étaient particulièrement actifs. En effet ces jeunes osent sortir désormais au grand jour et porter des revendications ce que ne pouvaient pas faire leurs aînés, traumatisés par le génocide et le climat nationaliste en Turquie. Ils y côtoyaient des intellectuelLEs turcs et turques, des militantEs politiques et des Kurdes. Certaines jeunes femmes dans l’assistance arboraient un foulard musulman, alors que d’autres participantEs étaient vêtus de T-Shirts portant des slogans de la gauche radicale. Le HDP (« Parti démocratique des peuples »), à l’origine  représentant les intérêts de la population kurde, a élargi son combat à la défense des minorités et des revendications démocratiques était aussi discrètement présent. Il est à noter que le HDP présente un candidat Arménien dans la région d’Istanbul et distribue des tracts en arménien.
Des slogans sur les murs proclamant (voir photos): « Nous sommes tous des Arméniens, nous sommes tous Hrant (Dink) » ornaient les lieux, aux côtés d’autres slogans militants, dont certains anticapitalistes. « Le génocide dure encore » était l’inscription d’une grande banderole au-dessus de l’entrée de l’école, une autre proclamant que « le Camp(ement) arménien doit être rendu au peuple arménien ».
Aux dernières nouvelles, le propriétaire actuel des lieux aurait formellement accepté, le 23 mai dernier, de les rendre aux institutions de la communauté arménienne. Mais la transaction n’a pas eu lieu jusqu’ici.
 Voir aussi la page Facebook des occupant-e-s et des personnes solidaires :

Bernard Schmid


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